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HISTOIRE FICTIVE D'UN AMOUR TENDRE







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    Un jardinier amoureux d'une bergère

    De tels mérites ne peuvent laisser insensible. Les célébrer, c'est donc nécessairement raconter l'histoire d'un amour. Histoire fictive, mais dont Mme de La Fayette est sûre qu'elle la concerne. " Quoique je croie avoir plus de part au Jardinier qu'à L'Oiseleur, je suis pourtant pour L'Oiseleur. " Son jugement esthétique n'est pas subordonné à sa part plus grande dans le poème qu'elle ne préfère pas, mais cette part existe toujours peu ou prou. Elle est particulièrement importante dans Le Jardinier. En chantier juste après son premier départ pour l'Auvergne (Marie-Madeleine parle dès septembre 1655 des jours et des nuits que Ménage y consacre), ce poème est le récit symbolique de ses rapports avec son poète.

    Grâce à sa parfaite connaissance des plantes et des saisons, Ménalque cultive avec succès son jardin des bords de la Seine, à Meudon. Il y mène une vie vertueuse, n'ayant jamais cédé qu'aux " belles passions ". C'était son faible. " Dans la fleur de son âge, il brûla de cent feux,/ Et pour mille beautés, il forma mille voeux,/ Inconstant, il aima sur la terre et sur l'onde/ La nymphe, la bergère, et la brune et la blonde. " Pour le moment, il aime d'amitié seulement (" mais d'une amitié pure et d'une amitié sainte ") une jeune et sage bergère. Il en cultive " l'esprit sans pareil " avec le même soin que ses arbres et ses fleurs. Il lui enseigne les histoires d'amour de la mythologie en la mettant en garde contre les dangers des discours enflammés des bergers. La " docile bergère " l'écoute avec ravissement, récompensant d'une " amitié fidèle " l'affection fraternelle du " savant jardinier ". C'est le temps du parfait bonheur : " Ensemble ils partageaient leur joie et leurs ennuis./ Il fut de tous ses soins le seul dépositaire./ De ses plus doux pensers, il fut le secrétaire,/ Et dans sa confidence, il goûtait la douceur/ De l'étroite amitié d'un frère et d'une soeur./ Trop heureux si l'amour, par les yeux de Silvie,/ N'eût troublé le repos d'une si belle vie. " Un jour de fête, il la voit si jolie en train de chanter et danser qu'il ne peut résister à ses charmes. D'ami, il devient amoureux, incapable malgré ses efforts de résister à ses nouveaux sentiments. Il n'arrive pas à s'en guérir par le travail. Il n'arrive pas non plus à s'en guérir par l'absence.

    L'aveu à la belle insensible

    Il décide donc d'avouer son amour. Trois fois, il s'y essaie sans y parvenir, tant il a peur du courroux de la bergère. Il y parvient enfin et lui débite un beau discours, qu'elle ne comprend pas. Elle croit qu'il s'adresse à une autre, Chloé, ou Phillis, ou Amaranthe, à moins que ce ne soit Amarillis, Elise ou Alcée. Ménalque la détrompe. S'il a jusqu'alors connu tant d'aventures, c'était " pour apprendre à la servir constamment ", elle, la plus belle de toutes, en qui se résume ce que les autres ont de plus précieux. " Pour ses divins appas ", il brûle d'un amour capable de durer " au-delà du trépas ".

    Frappée de stupeur, Silvie reste d'abord immobile et sans voix : " Dans ses yeux seulement, au défaut du langage,/ Éclatent le dépit, la fureur et la rage. " Puis elle les détourne pour marquer son mépris, tandis que Ménalque se plaint " des efforts impuissants " de sa raison contre sa passion. Le ciel interviendra pour achever l'histoire. La déesse des fleurs, qui a pitié de la peine de Ménalque, le transforme en fontaine. Comme la bergère, insensible à cette métamorphose, ose prendre plaisir à se mirer dans ses eaux, Flore s'en offense et la transforme " en un marbre insensible ". Seul son coeur continue de battre dans la pierre.

    Sous la fiction, on croit deviner l'aventure du poète, si longtemps "jardinier" de l'esprit de Mlle de La Vergne. Il l'aime d'un amour malheureux. D'où l'éternel retour, dans ses vers, des mêmes déclarations, toujours reçues avec insensibilité. Le français, l'italien et le latin répètent à l'envi ses sentiments, sa dévotion à Marie-Madeleine, son plaisir à la contempler, son inquiétude devant sa fièvre, son chagrin de la voir partir et surtout sa douleur d'aimer une ingrate. " Douce voleuse d'amour, lui dit-il par exemple en italien, pourquoi avoir dérobé ce que je t'aurais si volontiers donné ? " En toutes les langues, il se peint passionné, pleurant et rejeté.