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LE BESOIN DE TENDRESSE







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    Dans la vie, des rôles inversés

    L'étonnant est que, dans la correspondance, les rôles sont inversés. C'est toujours la jeune femme qui est demanderesse. Elle n'a sûrement pas banni Ménage pour une intempestive déclaration d'amour à Champiré en 1653, puisque sa venue est de nouveau prévue et attendue l'année suivante. L'aurait-elle repoussé juste après son mariage, au début de 1655, à Meudon, dans la propriété de Servien où le poète allait souvent ? C'est improbable. Dès qu'elle est en Auvergne, elle ne cesse au contraire de le relancer, pour cause de négligence, en prétendant qu'il ne l'aime plus.

    Le 26 avril 1655, elle ne lui parle que des courriers passés, présents et à venir. Elle l'accuse de paresse et lui reproche de lui chercher querelle pour ne plus avoir la fatigue de lui écrire régulièrement. Le 15 août, elle se plaint de lui avoir envoyé trois lettres restées sans réponses : il doit payer ses dettes et lui rendre l'amitié qu'elle lui porte. Le 6 novembre, elle est tout offensée : il lui a soutenu sans rougir que son silence venait de ce qu'il n'avait rien à lui raconter. C'est un ingrat, car elle n'a pas mérité cet abandon. " Je vous aime et vous estime autant que j'ai jamais fait. Tant que j'ai été à Paris, je n'ai point négligé de vous voir. Présentement que je n'y suis plus, je ne néglige point de vous écrire. Enfin, vous ne sauriez vous plaindre avec justice. " Le langage de l'amitié ou de l'amour perdu, c'est Mme de La Fayette qui le tient. Elle aurait voulu que Ménage lui écrive deux fois par semaine. Elle finira par obtenir qu'il le fasse une fois. Ce ne sera pas sans peine.

    Même scénario lorsqu'elle retourne en Auvergne en 1656. Le 8 août, elle lui reproche sa froideur et son adieu tout de travers : " A moins que d'être bien persuadée que je n'avais rien fait qui pût diminuer l'amitié que vous me témoigniez quelques jours auparavant, j'aurais cru que vous ne m'aimiez plus du tout. " Qu'il lui écrive vite pour lui dire sincèrement ce qu'il en est et quelle place elle tient dans son coeur. Huit jours plus tard, elle revient à la charge. Il a montré si peu de chagrin en la voyant partir qu'il n'écrira sûrement pas le premier pour la consoler de leur séparation. Mais elle ne se laissera pas oublier si tranquillement : " Je veux vous faire souvenir de moi, malgré que vous en ayez, et avoir de l'amitié pour vous quoique vous n'en ayez plus pour moi. J'aurai au moins le plaisir de vous mettre dans votre tort, et je m'en vais vous écrire toutes les semaines avec la même régularité que j'aurais pu faire du temps de cette belle amitié que vous m'aviez juré qui devait surpasser les siècles en durée. " Si quelqu'un parle en ce temps-là comme un amant abandonné, c'est Mme de La Fayette et non l'inverse.

    Cela durera. En 1658, au début de son dernier séjour en Auvergne, elle s'adresse encore à Ménage dans les mêmes termes. Elle n'aurait jamais imaginé, lui écrit-elle le 27 août, que son indifférence irait au point de ne pas répondre à ses lettres. " En vérité, vous n'êtes pas raisonnable d'en user comme vous faites et de vous être mis si ferme dans la tête que je n'ai plus d'amitié pour vous. " Qu'il se rassure en voyant le soin qu'elle met à lui affirmer le contraire. Elle exulte de joie, le 4 septembre, à la réception de la réponse. Elle mourait de peur que son correspondant n'eût reçu les assurances de son amitié avec la même " froideur " qu'elle lui avait quelquefois vue pour des témoignages d'amitié donnés par elle " sincèrement et du meilleur de son coeur ". Elle aurait continué à lui écrire même s'il avait eu la dureté de ne pas lui répondre. " Ce que je vous dis là, conclut-elle, vous doit persuader que je suis bien éloignée d'avoir pour vous l'indifférence dont vous m'accusez. Je vous assure aussi que je n'en aurai jamais pour vous, et que vous trouverez toujours en moi toute l'amitié que vous en pouvez attendre. "

    L'impossible passion

    Entre Ménage et Marie-Madeleine, il y a sûrement eu, à un moment donné, un accord sentimental qui continue de servir de point de référence à la jeune femme. Elle renvoie à plusieurs reprises, comme à un paradis perdu, au temps où il l'aimait " plus qu'il ne fait à cette heure ". Elle souhaite son retour : " Adieu, notre cher ami Ménage. Raimons-nous bien, je vous en prie. Nous ne saurions en vérité mieux faire. " Un jour, le 12 octobre 1656, elle date clairement ce temps privilégié de leur départ ensemble pour Champiré, au début de 1653, et de la visite qui s'est ensuivie. Elle voudrait bien, lui dit-elle, que son actuelle amitié ressemble à celle de ce temps-là.

    Le poète comprend ce qu'elle veut dire, car il a, lui aussi, vécu le même temps comme exceptionnel. " Cet heureux voyage, ce doux temps me reviennent à l'esprit avec infiniment de plaisir ", proclame-t-il le 17 janvier 1654 à propos des mêmes souvenirs. Ils lui rappellent des vers italiens : " Les douces collines où je me quittai moi-même en partant, et dont je ne puis me séparer jamais, sont toujours présentes devant mes yeux. " Et encore : " Vertes rives, coteaux fleuris et ombragés, vous gardez, et j'en pleure, l'objet de mon amour. " Amour. A la faveur d'une citation, le grand mot est lâché pour exprimer les sentiments de Ménage à Champiré. Il place dans une bouche apparemment étrangère ce qu'il ne pourrait dire lui-même sans transgresser un interdit.

    On entrevoit l'histoire. Le poète, lors de sa visite, avait entouré la jeune fille d'une tendre amitié. Puis il s'est aperçu qu'il en devenait amoureux. S'il ne se fait pas scrupule de lui dédier des vers d'amour, il sait bien que, dans la vie, il ne doit pas s'abandonner à une impossible passion. Il se met donc sur la réserve. Mme de La Fayette, qui perçoit sa soudaine retenue, ne la comprend pas. Pour elle, il n'y a pas de problème. Elle souhaite retrouver la qualité de tendresse qu'elle avait naguère ressentie et qui lui convient parfaitement, à elle qui n'aime pas l'amour. D'où le constant décalage entre les appels de ses lettres et les réponses de Ménage. Elle se jette à son cou, mais c'est pour être aimée à sa manière, d'amitié et non pas d'amour.

    Ou plutôt d'une amitié tendre qu'on a peine aujourd'hui à imaginer entre un homme et une femme, mais qui a pu un temps être considérée comme la perfection de l'amour. " Cette sorte d'amitié-là, précise-t-elle en renvoyant au temps privilégié qu'elle regrette, est bonne en absence, parce qu'elle est aussi vive qu'il faut pour que la séparation ne la fasse pas devenir languissante comme l'amitié simple a accoutumé de le devenir quand on ne se voit point " (12 octobre 1656). Entre la jeune femme et le poète, point question d'une simple amitié. Elle ne l'aime pas de passion, mais elle n'est pas non plus sa camarade. On est au pays de l'amour tendre. La carte venait précisément d'en paraître en août 1654, dans le premier volume de cette Clélie, dont Ménage fournissait Marie-Madeleine. Ce n'était pas seulement pays de roman : Pellisson et Mlle de Scudéry, des amis du poète que la jeune fille connaissait bien, avaient été les héros de l'aventure avant d'en devenir les modèles.