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AU TEMPS DE LA CARTE DE TENDRE







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    Comme dans les romans de Mlle de Scudéry

    En 1653, juste au moment du bonheur angevin, la romancière avait publiquement posé ses conditions, dans le dernier volume de Cyrus, à celui qui voulait l'aimer : " J'entends, avait dit Sapho, qu'on m'aime ardemment, qu'on n'aime que moi et qu'on m'aime avec respect. Je veux même que cet amour soit un amour tendre et sensible qui se fasse de grands plaisirs de fort petites choses, qui ait la solidité de l'amitié et qui soit fondée sur l'estime et sur l'inclination... Je veux aussi que cet amant me dise tous ses secrets, qu'il partage toutes mes douleurs, que ma conversation et ma vue fassent toute sa félicité, que mon absence l'afflige sensiblement, qu'il ne me dise jamais rien qui puisse me rendre son amour suspecte (sic) de faiblesse. Enfin, je veux un amant sans vouloir un mari, et je veux un amant qui se contentant de la possession de mon coeur m'aime jusqu'à la mort, car si je n'en trouve un de cette sorte, je n'en veux point. " Le mariage de Mme de La Fayette n'entravait nullement un tel programme entre Ménage et elle, puisque ce n'était pas avec lui qu'elle était mariée.

    Signe qu'elle veut vivre les sentiments de ses romans préférés, la jeune femme invite son ami, en août 1656, à prendre l'avis de Mlle de Scudéry sur l'amitié qu'elle lui porte : " Je vous prie, demandez à Sapho, qui se connaît si bien en tendresse si un mot de douceur d'une ritrosa belta [une beauté sur la réserve] ne doit pas toucher davantage et persuader plus son amitié que mille discours obligeants d'une personne qui en fait à tout le monde. Je vous maintiens que, quand je vous ai dit que j'ai bien de l'amitié pour vous et que je suis plus aise de vous avoir pour ami que qui que ce soit au monde, vous devez être satisfait de moi. " Mlle de Scudéry, qui tenait à peu près le même langage à Pellisson, ne pouvait que souscrire à cette déclaration destinée à combler d'aise son correspondant.

    A ce moment de sa vie, Marie-Madeleine est une parfaite disciple de Mlle de Scudéry. Cela n'en fait pas une " précieuse " au sens que prenait ce mot dans le texte où son beau-père René Renaud annonçait l'apparition d'une nouvelle race de femmes avides de se distinguer du commun par leurs manières inhabituelles. Nulle contestation du mariage ni de sa condition d'épouse et bientôt de mère, nulle extravagance d'expression dans ce que la jeune comtesse écrit à Ménage. Ses sentiments s'expriment avec clarté et simplicité. Leur audace (si ce tendre amour en comporte) est tout entière dans leur existence, une existence qu'il faut sentir dans l'au-delà des mots, dans le non dit des lettres, et chez Ménage, dans les conventions d'un langage poétique auquel on reproche sa banalité. On est loin des outrances ridiculisées par Molière.

    Décalage...

    Mais le poète, malgré ses serments, n'était pas de ceux qui aiment autant l'absence que la présence. Si l'on en croit Tallemant, il poussait parfois l'amitié assez loin. Peu après son arrivée à Paris en 1632, il logeait en face d'une dame de Cressy, " fort coquette et toute propre à faire donner dans le panneau un Jean de lettres comme Ménage ". De même que Mme de La Fayette vingt ans plus tard, elle était " ravie d'avoir un homme de réputation pour son mourant ". Il contait à qui voulait l'entendre " que cette femme l'aimait et qu'il en avait eu assez de faveurs, comme de lui tâter les cuisses... " Le galant aimait caresser. On le plaisantait sur " le plus bel ouvrage sorti de ses mains ", Mme de Sévigné, qui abandonnait facilement, selon Bussy, ses bras à ses admirateurs. Tout le monde n'était pas comme Julie d'Angennes, qui se fâcha contre Voiture parce qu'il les avait embrassés.

    Quand son amie était en Auvergne, Ménage ne se privait pas d'aller chercher ailleurs d'autres consolations. En septembre 1656, on le dit amoureux de Mme de Montbazon, femme d'expérience et qui a un an de plus que lui. Mme de La Fayette s'en inquiète. Elle n'est que son amie, mais une maîtresse lui ferait tort : " Toutes les maîtresses en font aux amies ", car " il est impossible d'aimer autant une amie, ayant une maîtresse, que si l'on n'en avait point ". La comtesse en parle autour d'elle, initiant ses voisins provinciaux à la casuistique amoureuse. " C'est, écrit-elle d'Espinasse, une chose dont je disputai fort l'autre jour. " Ménage, interrogé, abonde dans le sens de sa correspondante. Les sentiments les plus naturels, comme l'amour ou l'amitié, sont intellectualisés par la lecture des romans, les discussions épistolaires, les conversations de salon ou de gentilhommière.

    Entre la vie et la littérature

    Entre Ménage et Marie-Madeleine, il y a toujours eu beaucoup de littérature. Le premier affirme à la seconde que sa pensée, malgré l'absence, continue à l'" aider " chaque fois qu'il écrit. Elle est sa muse, même s'il parle d'une autre. Il reste toujours et partout son mourant. Ce n'est pas rien, pour une jeune et jolie dame égarée en province, d'être l'inspiratrice déclarée d'un poète parisien. Ménage est son Pétrarque. Elle le lui avait écrit et, à deux reprises, en vers italiens et latins, il le reconnaît en l'assimilant lui aussi à Laure. Il rapporte ainsi publiquement l'amitié qu'il célèbre à une culture, qui la définit et la garantit. " Quand je relis vos oeuvres, écrit la comtesse le 20 avril 1657, et que j'y trouve mon nom en mille et mille endroits, je suis bien assurée que vous avez de l'amitié pour moi. " Curieux pouvoir de la poésie, devenue le signe et la preuve de l'existence et de la sincérité d'un sentiment.

    Mais si Mme de La Fayette a l'avantage en vers, Ménage a le beau rôle en prose, c'est-à-dire dans la vie. Ses vers ont beau la persuader de son amitié, " quand je songe aussi, continue-t-elle, que vous avez l'injustice de n'être pas persuadée que j'en ai pour vous, je doute si vous m'aimez autant que les apparences le témoignent ". Et c'est par un effort de volonté qu'elle décide de " s'en tenir aux apparences ", et de lui conserver " toute l'amitié dont elle est capable " et dont il ne doit pas douter, étant donné ce qu'il vaut. Elle sent très bien qu'en fait, Ménage se passe beaucoup plus facilement de la sorte d'amour qu'elle ne veut ou ne peut lui donner qu'elle ne se passe, elle, de sa tendre amitié, dont elle n'a trop souvent qu'une apparence dans ses vers.

    Pour la jeune femme, il ne s'agit évidemment ni des emportements de la passion ni d'un entraînement des sens. Exilée en Anjou, puis en Auvergne, elle a surtout besoin qu'on s'occupe d'elle. L'amitié qu'on lui porte est pour elle un moyen de se sentir exister. Il la lui faut pour survivre. C'est pourquoi elle ne méprise pas l'amitié littéraire publiée par Ménage. C'est un minimum. Mais elle voudrait avoir plus. D'où ses appels pour qu'il continue de l'aimer, sa peur de le perdre, son inquiétude d'avoir à le partager. D'où ses propres protestations d'amitié. Leur existence et leur répétition étonnent de la part d'une dame. Malgré l'obligation de réserve qu'elle doit à son sexe et à son rang, Mme de La Fayette cède au désir de combler le vide de son coeur. Adepte de l'amitié tendre, elle a trop besoin d'être aimée pour se rappeler que c'est l'amant qui doit être demandeur, non l'inverse. Dans son cas, paradoxalement, c'est la tendre amie qui fait les avances. Elle aime Ménage, peut-être plus profondément qu'elle le croit, et Ménage fait de la littérature sur leur amour.