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VERS UNE NOUVELLE FORME DE CRITIQUE LITTÉRAIRE






400    Un examen critique sans pédantisme

    La campagne du Mercure n'était pas encore finie quand parut anonymement, en septembre, un volume presque aussi gros que le roman, intitulé Lettres à Madame la marquise de *** sur le sujet de "La Princesse de Clèves". On l'attribua au père Bouhours. On le croit aujourd'hui de Valincour, un des admirateurs du jésuite, peut-être un de ses disciples. C'était une critique de La Princesse par un auteur qui souhaitait se comporter en honnête homme et non en spécialiste. Rejetant le panégyrique et le pamphlet, il proposait du livre une lecture mondaine adaptée au goût des dames et des cavaliers. Il avait adopté la forme épistolaire et traitait, dans trois lettres successives, de la conduite du récit, des sentiments des personnages, du style du roman.

    Comme tous ceux qui se mêlaient alors de discussions littéraires, Valincour se livrait à un examen minutieux et formaliste de détails secondaires dans le livre, sans chercher à en saisir l'intention générale et la cohérence. Mais il prolongeait intelligemment le débat sur le vraisemblable que le Mercure avait instauré autour de l'aveu. Il l'étendait à l'organisation de l'oeuvre et à la liberté du romancier par rapport à la vérité historique. Défavorable à La Princesse, il avait le bon goût de l'attaquer sans l'accabler. Il tâchait d'en montrer les mérites autant que les limites. Dans son esprit du moins, ses critiques n'étaient point d'étroites chicanes, mais des éléments d'une réflexion générale sur la nouvelle et sur le genre romanesque.

    Une réponse pleine de subtilités

    Les partisans du roman de Mme de La Fayette ne laissèrent pas cette attaque polie sans réponse. En février 1679, Barbin donne des Conversations sur la critique de " La Princesse de Clèves ". Bayle les annonçait dès décembre dans une lettre à Minutoli. Elles parurent sans nom d'auteur. On les crut de Barbier d'Aucour, ennemi de Bouhours. Elles étaient de l'abbé de Charnes. On ignore les liens de ce Comtadin (il mourut doyen du chapitre de Villeneuve-lès-Avignon), un temps mêlé aux intellectuels parisiens, avec Mme de La Fayette et son entourage. Il devait assez bien la connaître, à en juger par plusieurs allusions de sa préface : référence nominale à Huet, emprunt de deux passages à son traité De l'origine des romans, subtilités venant tout droit du cercle de la comtesse.

    L'auteur, explique-t-on par exemple, " paraît partout vrai et juste et si éloigné de se complaire dans son ouvrage que j'ose dire hardiment qu'on le voit toujours au-dessus de la grandeur de son esprit ". C'est reprendre une formulation que le Segraisiana prête à Mme de La Fayette : " Celui qui se met au-dessus des autres, quelque esprit qu'il ait, se met au-dessous de son esprit. " L'acuité de l'intelligence n'est pas tout. Il faut aussi avoir l'esprit de finesse. Ces distinctions étaient habituelles parmi les familiers de la rue de Vaugirard. Mme de Sévigné rapporte, un jour de septembre 1673, qu'elle vient de participer à une " conversation d'une après-dîner chez Gourville " où l'on s'y est perdu. " Nous nous jetâmes dans des subtilités où nous n'entendions plus rien. "

    On y avait disserté, avec Mme Scarron et l'abbé Têtu, " sur les personnes qui ont le goût au-dessus ou au-dessous de leur esprit ". On conclut que Mme de Sévigné et La Rochefoucauld avaient " le goût au-dessus de leur esprit ", et Mme de La Fayette aussi, " mais moins qu'eux ". Elle est la plus intellectuelle du groupe, mais pas au point de l'empêcher d'accorder la prééminence à ce qui relève non de la seule intelligence (l'esprit), mais de l'instinct éduqué par un milieu choisi. Contre les doctes qui privilégient la doctrine, le savoir et la règle, les mondains affirment dans l'art et la littérature les droits du goût, c'est-à-dire leur droit de juger et d'écrire sans avoir appris à le faire. C'est justement ce que rappelle l'abbé de Charnes dans son apologie de La Princesse de Clèves.

    Un ouvrage polémique

    Sur plusieurs points, sa défense est trop précise pour n'avoir pas été inspirée par l'auteur. Elle rejette par exemple sur l'imprimeur la responsabilité de plusieurs fautes relevées par Valincour en révélant que l'écrivain n'a pas corrigé lui-même ses épreuves. Elle mentionne également " plusieurs corrections à la main qu'on voit en plusieurs endroits du livre ". Seuls les amis de l'écrivain devaient connaître l'existence de ces modifications manuscrites sur certains exemplaires. Charnes adopte l'une d'elles dans son apologie. Dans cette version, ce n'est plus Mme de Clèves, comme dans l'édition originale, mais M. de Clèves qui a pris l'initiative de faire copier les grands tableaux apportés à Coulommiers. La princesse y contemple le portrait de Nemours. Innocemment ou presque : elle n'a pas prémédité de le faire.

    A la différence des Lettres de Valincour, les Conversations sont un ouvrage polémique. Leur auteur veut tout justifier dans La Princesse, et tout discréditer de la personne et des arguments de l'adversaire. Mais la qualité et l'originalité de l'oeuvre en cause l'obligent à ne pas se cantonner dans les justifications et les attaques stériles.

    Une réflexion sur la nature du roman

    Réfléchissant comme Segrais dans Les Nouvelles françaises à la nature et au statut d'un roman qui ne souffre plus d'être rangé parmi les oeuvres de pure fiction, il retrouve la même solution que lui : l'existence, à côté des oeuvres fondées sur le vrai (histoire) et sur le vraisemblable (poésie épique et roman héroïque), d'une " troisième espèce dans laquelle ou l'on invente un sujet, ou l'on en prend un qui ne soit pas universellement connu, et on l'orne de plusieurs traits d'histoire qui en appuient la vraisemblance et réveillent la curiosité et l'attention du lecteur ". On produit ainsi des " copies simples et fidèles de la véritable histoire, souvent si ressemblantes qu'on les prend pour l'histoire même ". Cette esthétique était toute neuve au moment de La Princesse de Montpensier. Elle restait encore novatrice au temps de La Princesse de Clèves.

    Débat public sur un genre en pleine mutation à l'intention d'un tribunal d'honnêtes gens et non querelle interne entre doctes, le débat qui a entouré le nouveau roman de Mme de La Fayette marque une étape décisive dans l'histoire de la critique. Comme la campagne de Donneau de Visé, il contribua par son retentissement au succès de l'oeuvre qui en avait été l'occasion. Et parmi tant de bruit fait autour d'elle, nul n'osa prononcer le nom de son auteur.