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DEUX HISTOIRES TRÈS DIFFÉRENTES






200    Deux situations différentes

    Dans les deux Princesses, les différences sont énormes. Dans la technique, bien sûr : nouvelle ici et roman bref là. L'une va d'un trait de son début à sa fin. L'autre s'arrête pour des histoires intercalées et une lettre citée tout entière. Mais plus encore dans le contenu. Mlle de Mézières est mariée sans amour à un homme qui ne l'aime pas. Le prince de Clèves est amoureux fou de celle qu'il demande en mariage. Mlle de Chartres n'a "aucune inclination particulière pour lui", mais elle a le coeur libre et sa mère est persuadée qu'elle pourra l'aimer selon le schéma ordinaire de l'époque (quand tout va bien) : on se marie et on s'aime après.

    Mlle de Mézières, malgré ses treize ans, connaît déjà l'amour quand elle épouse Montpensier. Elle a de l'inclination pour le duc de Guise, qui aurait dû être son beau-frère. Il en a pour elle en retour. Mlle de Chartres, malgré son mariage, continue d'ignorer ce qu'est l'amour. Aux empressements de son mari, elle ne sait que répondre. Les distinctions qu'il fait sont "au-dessus de ses connaissances". Elle ne découvrira l'amour qu'après, en même temps qu'elle découvrira Nemours. Aux yeux de ses contemporains, c'est une circonstance aggravante.

    Habitués aux amours contrariés par les nécessités des mariages arrangés, ils se reconnaissaient sans peine dans la situation de la princesse de Montpensier, qui a donné son coeur avant d'être mariée. C'est celle de la Pauline de Corneille, de Mme de Termes chez Mme de Villedieu, ou de l'héroïne d'une nouvelle parue juste avant La Princesse de Clèves dans le Mercure Galant. Mais ces contemporains n'admettaient guère qu'on leur représente la naissance d'un amour chez une femme mariée. Racine venait d'oser enfreindre dans Phèdre l'interdit qui s'était imposé au théâtre sur la représentation de l'adultère, ou même de sa tentation. Son exemple a peut-être encouragé l'auteur de la seconde Princesse à raconter les luttes d'une femme possédée d'une passion née après son mariage.
    
    Des formations différentes

    Mme de Chartres a élevé sa fille dans la solitude. "Il parut alors une beauté à la cour qui attira les yeux de tout le monde." Elle apparaît comme un astre dans sa plénitude. Au début du roman, Mlle de Mézières n'a que "les commencements d'une grande beauté". La guerre la sépare de son mari, qui l'envoie à la campagne, dans son château de Champigny, et c'est seulement deux ans après, "la paix étant faite", que le prince de Montpensier est "surpris de voir la beauté de cette princesse dans une si haute perfection". Beauté cachée. Il faut que la guerre reprenne et que Guise et le duc d'Anjou s'égarent pour la découvrir par hasard. En voyant Guise, elle rougit, "ce qui la fit paraître aux yeux de ces princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle". A la paix de Saint-Germain, "toute la cour se trouva à Paris. La beauté de la Princesse de Montpensier effaça toutes celles qu'on avait admirées jusqu'alors ; elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit et de sa personne". On est trois ans après le mariage. L'épanouissement de la beauté de la princesse de Montpensier a demandé du temps.

    Il en va de même de son amour. Elle a eu de l'inclination pour Guise dès son enfance. Puis elle en a été séparée. La cristallisation a été favorisée par l'absence. Elle l'ignore et croit son " nclination presque éteinte". Elle la croit même une garantie de fidélité à son mari puisque ce reste défend "l'entrée de son coeur à tout autre". Quand elle revoit, à Champigny, celui qu'elle a aimé, elle en est "troublée", mais pense pouvoir rester fidèle à ses résolutions. A la cour, elle se laisse persuader de la passion de Guise, et commence "à sentir dans le fond de son coeur ce qui avait été autrefo". Cet amour n'a rien d'un coup de foudre. La surprise est totale au contraire entre Nemours et Mme de Clèves, qui ne se sont jamais vus quand ils se dé-couvrent et se plaisent brusquement au cours d'un bal. Lents cheminements d'un côté, brusque irruption de l'autre. Pour leur amour comme pour leur beauté, les deux Princesses n'appartiennent pas au même monde.

    Elles n'ont pas été formées de la même façon. La princesse de Clèves l'a été par sa mère, qui s'est éloignée de la cour après son veuvage. "Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille, mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable." Montpensier confie sa jeune femme à Chabannes, son ami, "d'un âge beaucoup plus avancé que lui", qui l'accompagne à Champigny. "Se servant de l'amitié qu'elle lui témoignait pour lui inspirer des sentiments d'une vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée." L'autorité préside à l'éducation de Mlle de Chartres, la confiance à celle de Mme de Montpensier. La vertu en est, dans les deux cas, le but principal, accessoirement la beauté.