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DEUX FAÇONS DE VIVRE L'AMOUR






300    Mère et confident

    C'est Mme de Chartres qui parle. Elle montre à sa fille les agréments et les dangers de l'amour. Elle lui conte "le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité". Elle tâche de lui persuader que le bonheur d'une femme consiste uniquement à "aimer son mari et à en être aimée". La Princesse écoute en silence. Avec Chabannes, Mme de Montpensier profite de leur confiance mutuelle pour lui avouer l'inclination qu'elle a eue pour le duc de Guise, et qu'elle la croit finie. Elle refuse de l'entendre quand il lui déclare sa passion. Mme de Chartres n'arrive pas à être la confidente de sa fille. Chabannes est malgré lui celui de la femme de son ami.

    Mme de Chartres n'a pas besoin que sa fille lui parle pour connaître ses sentiments envers Nemours. A son lit de mort, elle reprend son rôle d'éducatrice pour une ultime mise en garde. Elle parle longuement, sans laisser Mme de Clèves lui répondre. Quand Mme de Montpensier a revu Guise à Champigny, elle raconte aussitôt à Chabannes ce qu'elle croit être l'état de son coeur. "Elle lui apprit qu'elle en avait été troublée, par la honte de l'inclination qu'elle lui avait autrefois témoignée, qu'elle l'avait trouvé beaucoup mieux fait qu'il n'était en ce temps-là, et que même il lui avait paru qu'il lui voulait persuader qu'il l'aimait encore, mais elle l'assura en même temps que rien ne pouvait ébranler la résolution qu'elle avait prise de ne s'engager jamais."

    Il ne peut y avoir plus grand contraste qu'entre l'expansive Montpensier qui raconte en détail ce qu'elle a senti et l'introvertie princesse de Clèves qui ne dialogue qu'avec elle-même, incapable de parler à sa mère, privée ensuite de confident. S'il est une différence fondamentale entre les deux Princesses, c'est bien celle qui sépare une femme qui peut exprimer tous ses sentiments à autrui d'une femme qui n'a personne à qui en parler.

     Deux façons de cacher son amour

    A Paris, devenu "violemment amoureux", Guise décide par plusieurs raisons de tenir sa passion cachée". Il résout donc de "la déclarer d'abord à la princesse de Montpensier pour s'épargner tous ces commencements qui font toujours naître le bruit et l'éclat". Il s'arrange pour lui parler seule. "Il aurait été plus respectueux, lui explique-t-il, de vous la faire connaître par mes actions que par mes paroles, mais, Madame, mes actions l'auraient apprise à d'autres aussi bien qu'à vous, et je veux que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer." Guise enfreint le code galant qui veut que petits soins et soupirs précèdent l'aveu. Il brûle les étapes pour mieux établir un amour reposant sur un secret partagé.

    Nemours aussi décide de cacher son amour. Il n'en parle même pas au vidame de Chartres, son plus intime ami. "Mme de Clèves lui paraissait d'un si grand prix qu'il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion que de se hasarder de la faire connaître au public." Discrétion aussi insolite et contraire au code amoureux que celle de Guise, mais qu'il porte à l'extrême, puisqu'il n'en dira rien non plus à la Princesse, sauf indirectement, de peur de la perdre. L'aveu, que Guise exprime dès le premier quart de l'histoire, sera dans le cas de Nemours exceptionnellement différé jusqu'aux toutes dernières pages du livre. On ne peut imaginer de conduites plus antithétiques à l'intérieur d'une même situation. Les deux hommes aiment une femme mariée d'un amour qu'ils veulent cacher au public, mais Guise choisit de parler, alors que Nemours se condamne au silence.

    Aveux directs et aveux indirects

    Toute la stratégie de Nemours est guidée par la contradiction dans laquelle il se trouve. Comment faire connaître des sentiments qu'il ne veut ni exprimer en tête à tête ni prendre le risque de laisser paraître à autrui ? Comment faire du silence et de la discrétion les moyens d'une conquête amoureuse ? Il ne peut compter que sur l'indiscrétion des autres dont les dits et redits informent indirectement Mme de Clèves de changements dont elle est conduite à se croire la cause, sur des conversations où il suggère ce qu'il ne peut dire, sur des hasards qui lui permettent par exemple de dérober le portrait de l'aimée en espérant que personne d'autre qu'elle ne l'a vu. Aux aveux directs de La Princesse de Montpensier s'opposent les multiples formes des aveux indirects de La Princesse de Clèves.

    Cette opposition apparaît pleinement dans deux épisodes parallèles. Le héros, dans les deux romans, renonce par amour à un mariage qui le mettrait à un rang inespéré. La princesse de Montpensier est désespérée d'apprendre par le duc d'Anjou, frère du roi, que Guise va épouser sa soeur. Elle lui en fait des "reproches épouvantables". Il décide sur le champ et devant elle de sacrifier son ambition à son amour. Il le lui dit : "Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance royale n'aurait pu obtenir de moi. Il m'en coûtera ma fortune, mais c'est peu de chose pour vous satisfaire". Il informe "sur l'heure" les cardinaux, ses oncles, de son renoncement à un mariage princier. Mieux encore, il les pousse à conclure son union avec une princesse pour laquelle on sait bien qu'il n'a pas d'amour.

    Cette décision le justifie aux yeux de la princesse de Montpensier. Elle "ne put refuser son coeur à un homme qui l'avait possédé autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc à recevoir ses voeux et lui permit de croire qu'elle n'était pas insensible à sa passion". A l'aveu de l'homme, correspond celui de la femme qu'il a méritée par son sacrifice. La pudeur féminine de l'expression ne doit pas cacher la réalité d'une première reddition que tout a préparée d'une manière quasi inéluctable. La jeune femme n'en a aucun remords.

    Garder le silence
    

    De retour à la cour après une retraite à Coulommiers consécutive à la mort de sa mère, Mme de Clèves se trouve "plus tranquille sur M. de Nemours qu'elle n'avait été". Mais le soir de son arrivée, la dauphine lui apprend que Nemours doit être passionnément amoureux, puisqu'il va jusqu'à négliger "les espérances d'une couronne". Le jeune homme s'arrange, quelques jours après, pour arriver après les dernières visites et entretenir la Princesse seule. Il lui parle d'elle au pluriel, et de ses sentiments et de sa conduite en se servant de l'indéfini. "Il y a des personnes, dit-il, à qui on n'ose donner d'autres marques de la passion qu'on a pour elles que par les choses qui ne les regardent point [...]. On voudrait qu'elles sussent [...] qu'il n'y a point de couronne que l'on voulût acheter au prix de ne les voir jamais."

    Mme de Clèves écoute sans mot dire cet aveu indirect, et son silence aurait pu devenir une sorte d'aveu, indirect lui aussi, sans l'arrivée de son mari, qui entraîne le départ de Nemours. "Les actions de ce prince s'accordaient trop bien avec ses paroles pour laisser quelque doute à cette Princesse, commente l'auteur. Elle ne se flatta plus de l'espérance de ne pas l'aimer, elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque". L'offrande indirecte de son sacrifice par Nemours a été aussi clairement perçue par la princesse de Clèves que l'offre directe de celui de Guise à la princesse de Montpensier. Mais elle n'a pas le même effet, car c'est à elle seule que la princesse de Clèves avoue en retour son amour, non à celui qui en est l'objet. Elle déplace sa ligne de défense ; elle ne transige pas sur le principe du refus. Elle le maintiendra jusqu'au bout.