Deux scènes de nuit
Quand elle apprend que Guise est près de Champigny, où la jalousie de son mari l'a envoyée, la princesse de Montpensier est embarrassée. "Son amour lui présenta d'abord la joie qu'elle aurait de voir un homme qu'elle aimait si tendrement. Mais quand elle pensa combien cette action était contraire à sa vertu et qu'elle ne pouvait le faire qu'à l'insu de son mari, elle se trouva dans une extrémité épouvantable." Elle consent finalement à sa venue, puis se dit qu'elle ne fera pas baisser le pont-levis qui mène à sa chambre. Elle le fait cependant. Elle reçoit Guise chez elle à minuit. Scrupule tardif, elle éprouve "quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise" et prie plusieurs fois Chabannes de venir aussi dans sa chambre. Furieux de jalousie, il refuse "si haut" que le mari entend une voix d'homme. On sait la suite.
Entre cette scène de nuit à Champigny et celle où Nemours contemple la princesse de Clèves à Coulommiers, il n'y a quasi rien de commun. La rencontre nocturne effective dans la première
Princesse demeure à l'état de tentation dans la seconde. La peur de susciter la "juste colère" de Mme de Clèves ôte à Nemours toute capacité d'initiative. Il se borne à la regarder. Quand il avance enfin, elle s'enfuit au premier bruit. "Elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes." Elle a envie de retourner voir si Nemours était ou non dans le jardin. Elle ne le fait pas.
"Enfin, dit l'auteur, la raison et la prudence l'emportèrent sur tous ses autres sentiments." Curieuse tournure en vérité qui fait de la raison et de la prudence des sentiments de même nature que ceux que Mme de Clèves vient d'éprouver à propos de Nemours. Et en effet, par son éducation et par toute sa conduite passée, la raison et la prudence lui sont devenues comme des passions, capables de contrebalancer et quelquefois de vaincre, dans un combat toujours renouvelé, tous ses autres sentiments, y compris les emportements de l'amour.
Raison, prudence et vertu
La raison et la prudence, c'est justement ce qui a manqué à la princesse de Montpensier, en cela fondamentalement différente de l'autre princesse. On connaît la fin du roman : "Elle mourut peu de jours après, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde et qui aurait été la plus heureuse si la vertu et la prudence eussent conduit ses actions." La jeune femme meurt de ne pas s'être conduite prudemment et vertueusement.
Elle l'avait fait au début de l'histoire quand elle avait accepté le mariage avec Montpensier, "connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle souhaitait avoir pour mari". Chabannes admire ensuite "tant de beauté, d'esprit et de vertu" dans une si jeune princesse, inspirée et conduite par "des sentiments d'une vertu extraordinaire". Puis il l'écoute parler de son amour. Il lui parle du sien. C'est la première imprudence, suivie de toutes les autres. Employé trois fois en quelques lignes, le mot vertu disparaît alors jusqu'à la fin du roman. Au milieu, Guise et Anjou arrivant à Champigny sont surpris de la beauté de la Princesse et des "charmes de son esprit". Ils ne sont pas retenus par le respect d'une vertu qui a disparu de ses mérites.
"Et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables". La fin de La Princesse de Clèves forme antithèse avec celle de l'autre princesse. Mme de Clèves meurt également, jeune encore, mais sa prudence et sa raison lui ont permis de conserver sa vertu et d'en laisser des exemples à ceux qui l'ont connue. Elle a triomphé de toutes les tentations, y compris du remariage licite avec Nemours. Quelque troublée qu'elle ait été, elle n'a jamais cédé volontairement à sa passion. Dès qu'elle a été libre, elle a employé le seul moyen qui lui permît de lutter contre elle : la fuite. Fuite dans l'espace, fuite dans la religion. Faut-il dire fuite dans la mort ? L'histoire ne le dit pas explicitement. Des années entières passent et éteignent la passion de Nemours. Rien ne prouve que Mme de Clèves conserve la sienne et qu'elle finit par mourir d'amour. Elle meurt en sainte, pressée de gagner une éternité de bonheur, méritée par ses "exemples de vertu". La mort est une punition pour la princesse de Montpensier, une récompense pour la princesse de Clèves.